Le temps est venu de clarifier le discours, ou
plutôt la démarche. Lorsque l’on ne défend
ni une chapelle musicale, ni un courant idéologique, c’est
que l’on défend le Moi, l’Identité. Fatalement,
les passerelles sont plus complexes à trouver, à expliquer,
à présenter, à comprendre. « Un Corps
(Gautier le ressuscité) » s’affirme comme
une pierre angulaire dans le développement du groupe, car tous
les éléments permettant une entente constructive entre
un discours et sa démonstration sont maintenant réunis :
Samuel et Momo (contrebasse – batterie) ont leur propre langage,
entre chansons et rock, sensitif et tribal, sachant plus que quiconque
jouer des intensités. Thierry, le guitariste, est un devenu
un électron libre : entre premier support mélodique
du texte, entité musicale indépendante, bricoleur de
sons, et soutien à la rythmique quand ça doit cogner.
Christophe, quant à lui, défend plus que jamais son
œuvre.
Si l’on a souvent hésité entre chanson expressionniste
ou chanson rock, il semble bon d’insister sur un point :
l’instrumentation de Bell Œil demeure en devenir permanent.
En 1995, Christophe développait une démarche empirique
dans la recherche de ses instrumentistes.Comment se passa la rencontre
avec Thierry, Raphaël, Samuel et Momo ? Peu importe. Christophe
réunissait là des éléments originaux et
épars. « Le Cri » (autoproduit édité
par le groupe en 2000) peut ainsi être reconnu dans sa symbolique
artistique : un disque à la fois poétique et musical,
les premiers essais d’un peintre qui pense trouver dans les
notes et les mots le support idéal à l’expression
de ses pensées et névroses.
A la sortie de « Cabossé », en 2002,
Bell Œil surfe déjà sur un beau succès
d’estime. « Le Cri » a révélé,
« Cabossé » a exprimé, « Un
Corps » justifiera. Mais l’heure est encore à
la structuration du projet, notamment avec la rencontre d’un
tourneur et d’une manageuse. Chacun semble avoir trouvé
sa place. La machine apparaît huilée, et si l’on
commence à entrevoir un fil conducteur, la démarche
tant musicale que textuelle n’en demeure pas moins chaotique :
Christophe raconte, déballe, explique, hurle, rit, chante,
crache !
En 2003, le départ de Raphaël (clarinette) et la sortie
de « Hurle Tout » -album hommage à Léo
Ferré – provoquent une rupture. Ce n’est pas un
hasard si le groupe repense sa musique, en particulier avec l’affirmation,
par Thierry, des guitares électriques. L’exercice (périlleux)
permet aussi de tuer certains fantômes, de recentrer le groupe,
de trouver une cohésion. Mais le groupe se retrouve confronté
à une vérité : le fond a besoin de forme.
Qu’en est-il aujourd’hui ? La reconnaissance rencontrée
par le groupe a bousculé la donne : plus de 500 concerts,
des prestations remarquées aux Francofolies, à Bourges
ou dans le cadre des Chorus des Hauts-de-Seine, le soutien de figures
radiophoniques comme Foulquier, la couverture de la presse (« Rock
Sound », « Télérama »,
« Le Monde de la Musique », « Libération »…).
Dorénavant, le groupe n’a plus peur de son visage. La
réactivité du public a poussé les acteurs à
s’engager plus en avant, à favoriser la réflexion
au même titre que l’instinct. Bell Œil est enfin
devenu une entité collective.
La démarche du chanteur de Bell Œil pourrait être
résumée ainsi : « Comment ça
marche un homme ? », comme l’expose le premier
titre du nouvel album. Petit A : « Ca tombe » ;
petit B : « Ca se relève ». Puis
ça retombe, et ça se relève. Avancer en se cognant
la tête contre les murs. La résilience, utiliser sa chute
pour se remettre debout, plus stable qu’avant. Voilà
le fil rouge de la quête de Christophe. Voilà ce qui
fait, à la fois, son mal, son espoir, sa volonté. Ce
qu’il a transmis à Gautier, personnage central de cet
album. Etre broyé par une enfance dure et incomprise, qui se
reconstruit à travers, au-delà de ses blessures.
Dans cette continuité, « Un Corps (Gautier le ressuscité) »,
le troisième album de Bell Œil (la conclusion d’une
trilogie ?), évoque bien sûr la maladie, le rapport
du corps à l’être, la monstruosité, l’angoisse,
la dualité originelle mais aussi l’amour brut et simple,
la construction, la délivrance. Le groupe Bell Œil fonctionne
rétroactivement ! Les questions posées hier trouvent
des réponses aujourd’hui. Les réponses d’aujourd’hui
cimenteront les questions de demain. Pour le public, les professionnels
de tous bords, c’est l’assurance d’un son neuf à
chaque concert. Chez Bell Œil, l’intellect reste au local
de répétition (le laboratoire, aime à dire Christophe)
pour n’offrir que le sensitif, le viscéral aux auditeurs.
Fulgurance rock, exubérance baroque, confession intime, autodérision…La
scène est un exutoire. On rit, on pleure, on crie, on se moque
de soi. La fausse ironie développée n’est que
le reflet de leur générosité. Physiquement (instrumentale-ment),
il se passe déjà quelque chose. Viscéralement,
Bell Œil est un groupe expressionniste. Après dix années
d’existence, Bell Œil s’apprête donc à
mettre –à l’unisson- les deux pieds dans le plat :
la sortie d’un nouvel album, un nouveau spectacle, et un projet
pour Christophe d’éditer un livre sur « Gautier ».
Reynald Dal Barco

photo: F. Verhnet